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Le marché de réciprocité

Dominique Temple

Publié dans : Teoria de la Reciprocidad, tomme II : la économia de reciprocidad, "El mercado de reciprocidad positiva", pp. 376-392, PADEP-GTZ , La Paz, Bolivia

(Voir aussi L'économie humaine sur le site : Réciprocité, Echange, Lien social)

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La réciprocité

Pour éviter la guerre, plus précisément les guerres de religion entre idéaux ou imaginaires irréductibles, il faut que l'intérêt pour autrui ne soit pas contraint par une définition a priori de l'humanité, ou par des valeurs qui seraient déjà constituées, mais qu'il s'inscrive dans une relation de réciprocité. La réciprocité appelle en effet chacun de ses protagonistes à relativiser son point de vue par celui de l'autre au bénéfice d'un espace de liberté propice à l'apparition de valeurs partagées. L'intérêt supérieur qui prévaudra dès lors, ne sera plus celui de l'un ou de l'autre, mais celui qui pourra être attribué simultanément à l'un et à l'autre. Un tel intérêt supérieur est le bien commun, une parenté spirituelle, un soi irréductible à l'identité de l'un ou de l'autre. Comme il disparaît dès que se rompt la réciprocité, il est souvent rapporté à un puissance surnaturelle. En réalité, selon la structure de réciprocité considérée, il est sentiment d'amitié, de justice, de responsabilité, etc.
La réciprocité n'est pas seulement la matrice du sentiment d'humanité mais, dès lors qu'elle est aussi la vie spécifique de ce que l'homme a de meilleur, comme dit Aristote, l'intelligence, elle devient la matrice du sens pour tout ce qu'elle met en jeu entre ses partenaires. Dans la réciprocité des dons, la chose donnée devient un symbole : le don est une parole silencieuse, parole d'amitié, de paix, d'alliance.... Mais si la réciprocité est la matrice de la compréhension, si elle donne sens au don, elle lui impose sa loi, c'est-à-dire à qui donne, d'accepter, à qui reçoit, de donner... les fameuses obligations redécouvertes par Marcel Mauss.

La réciprocité des dons est-elle un principe d'économie politique ?

Dans les sociétés présumées les plus proches des sociétés d'origine, la réciprocité mobilise toutes les activités de la vie : nourrir, soigner, protéger... Pour entrer en relation de réciprocité avec autrui il faut en effet tenir compte de ses conditions d'existence. En plus du principe retenu par les économistes du libre échange, l'intérêt pour soi, il existe donc un autre principe d'organisation politique qui induit une économie - car pour donner il faut produire.
Si la sphère de la circulation est régie par deux principes qui se ramènent à l'échange et à la réciprocité, il en est de même de celle de la production : la plupart des êtres humains produisent davantage pour donner, que pour posséder.


L'échange dérive-t-il de la réciprocité des dons ?

Certains auteurs tentent de faire apparaître l'échange comme une forme évoluée de la réciprocité, ce qui revient à interpréter la réciprocité des dons comme une forme archaïque de l'économie. La thèse repose sur l'idée de Marcel Mauss que les communautés d'origine mélangeraient relations objectives et subjectives, matérielles et spirituelles. Avec le temps, ces prestations dites totales se scinderaient en relations intersujectives, de réciprocité pure, à la base du droit et de la morale, et relations objectives soumises à l'intérêt propre des individus. Une fois la paix, la confiance et la compréhension mutuelle établies par la réciprocité, les hommes pourraient donner libre cours à toutes leurs envies et restaurer le primat de leur intérêt propre. A partir du XVIIIème siècle l'échange s'impose en effet dans les sociétés occidentales. Les transactions ne sont plus envisagées pour engendrer les valeurs humaines, mais de plus en plus pour la valeur d'échange dont le statut se précise : elle n'est plus un moyen terme entre deux marchandises mais un pouvoir d'accumulation qui permettra bientôt aux uns de définir à leur avantage le prix du travail des autres. Aristote distinguait déjà l'échange pour le profit, de l'échange au service de la communauté, mais alors que dans l'Antiquité le profit était rejeté hors les murs ou confié à des parias comme indigne d'un citoyen, il est désormais justifié comme principe moral, étant supposé faire le bonheur des riches mais améliorer aussi la condition des pauvres. Pour A. Smith, par exemple, bien que le riche construise des palais et fasse seul bonne chère, il doit faire appel aux ouvriers et les payer, de sorte que la production entraîne malgré tout une certaine redistribution, une justification du système capitaliste que Marx analysera avec plus de rigueur...

L'échange et la réciprocité négative

La Thèse de Mauss sur l'origine de l'échange ne traite pas d'une forme de réciprocité, aussi ancienne que celle des dons, aussi importante sans doute, la réciprocité négative, dite encore de vengeance. Pourtant, que la réciprocité de vengeance et la réciprocité des dons aient un rôle comparable dans les sociétés primitives se montre aisément du fait que les compensations et les compositions qui servent de gages pour fixer les échéances de l'une et de l'autre sont souvent identiques.
Or, dans certaines communautés de réciprocité soumises par la société occidentale au libre échange, ce sont les termes de la réciprocité négative qui ont introduit les catégories de la vente et de l'achat. Par exemple, dans la langue guarani, le terme tepy en est venu à signifier prixHepy eterei, c'est très cher», se traduirait par «ta vengeance est très grande» si l'on se référait au sens originel de tepy. «Celui qui impose son prix est comme celui qui se venge» observe Melia). Dès que le quiproquo colonial entre le don et l'échange fut dissipé, les Guarani interprétèrent l'échange avec les colons comme un système de vengeance : « La parole tepy, selon Montoya ("Tesoro... ", 1639 : 381 V-382) signifie paye et vengeance ».

Que l'échange économique puisse s'interpréter plus aisément en termes de réciprocité négative que de réciprocité positive rend problématique l'idée d'une évolution continue de la réciprocité des dons à l'échange économique. Il semble cependant possible de tourner cette critique en redoublant l'argument évolutionniste : la concurrence des intérêts privés serait une forme évoluée de la réciprocité de vengeance, et l'échange une forme évoluée de la réciprocité des dons. Mais cette façon de voir bute sur la difficulté suivante : dans la réciprocité négative, il faut avoir subi injure, affront, violence, vol ou meurtre pour avoir droit à une vengeance. La première offense est accidentelle ou, dit autrement, il est impossible de justifier le premier meurtre.
Le défi révèle à son tour que pour engendrer l'honneur il faut subir avant que d'agir, ou plutôt subir pour pouvoir agir, accepter une violence afin d'acquérir un esprit de vengeance. Il faut aussi s'interdire d'annihiler l'adversaire puisqu'on doit pouvoir lui redemander l'offense initiale. Que la réciprocité de vengeance exige de subir avant d'agir, qu'elle exige d'accepter un meurtre pour tuer afin d'inaugurer un cycle de meurtres créateur de sens, est explicite dans le code de la vengeance des Géorgiens Montagnards que Charachidze considère comme les détenteurs des sources et des traditions du Caucase. « Chez les Géorgiens, au contraire, seul le contre-meurtre enclanchant la vendetta, est tenu pour licite ; on n'a le droit de tuer que si le partenaire a déjà tué. Mais le premier meurtre lui-même est toujours considéré comme accidentel quelles qu'en soient les circonstances . » On ne saurait mieux dire que l'imaginaire de la vengeance est celui de la mort subie plutôt que celui de la mort donnée. Mais pour le vengeur qui survit rien n'empêche de compter les morts subies (par les siens) par les vengeances accomplies, car c'est de matérialiser sa conscience de vengeance dans un acte, qui autorise la reproduction du cycle, et par conséquent la croissance de l'être du guerrier. Cette dialectique du meurtre est la matrice du kakarma, le sentiment d'humanité des Jivaro du Pérou et de l'Equateur , et c'est une dialectique comparable qui engendrait le sentiment du divin chez les Tupinamba du Brésil....
La réciprocité (le talion) apparaît comme le moyen de juguler la violence et de l'asservir à l'honneur, la valeur équivalente du prestige engendré par la réciprocité des dons. Il n'est donc pas la même chose de compter comme butin pour accroître son capital les rapts ou vols perpétrés chez autrui, ou de ne compter comme justifiés que les vengeances de tels rapts ou vols parce qu'ils rétablissent le sentiment d'être reconnu par autrui (à titre de guerrier ou d'ennemi). On retrouve donc la même antinomie entre la concurrence des intérêts privés et la réciprocité de vengeance qu'entre échange et réciprocité des dons. Elles sont diamétralement orientées en sens inverse même s'il peut sembler qu'en termes comptables leurs résultats soient identiques. La concurrence a certes besoin d'une réciprocité minimum pour exister mais elle renverse en son contraire la réciprocité négative : au lieu que la violence se justifie pour celui qui subit l'injure, elle se justifie pour celui qui en prend l'initiative...L'interprétation par les sociétés de réciprocité de l'échange comme réciprocité négative ne signifie donc pas que l'on puisse les déduire l'une de l'autre.

Les confusions de l'échange et de la réciprocité des dons

Bien que tout le monde ait l'expérience de la production pour le don, les parents pour les enfants par exemple, les familles alliées par une relation matrimoniale les unes pour les autres, etc.... la raison de l'économie de réciprocité est plus difficile à expliciter que la raison de l'économie d'échange car les occasions de confusion ne manquent pas.

1) Si l'échange s'ordonne à l'intérêt bien compris de chacun des partenaires, il suppose néanmoins une réciprocité minimum qui permet la compréhension mutuelle, sans laquelle la confrontation des intérêts privés pourrait se résoudre par l'affrontement. L'échange requiert à ce point la réciprocité comme sa condition que Lévi-Strauss a même proposé l'idée qu'il en soit la raison. Aussi a-t-il cru pouvoir ordonner la prohibition de l'inceste à l'échange des femmes. Il faut alors préciser que l'échange retourne le sens de la réciprocité à l'envers puisque les prestations économiques ne sont plus effectuées dans l'intérêt pour autrui mais dans l'intérêt pour soi, et que la paix ou la compréhension mutuelle ne sont plus le but de la relation mais un moyen pour acquérir des biens.

La symétrie entre ces mouvements inversés peut à son tour être confondue avec une relation de réciprocité car elle est corrélée par le même souci d'obtenir d'autrui un plus grand avantage par la paix que par la guerre. Il s'agit cette fois d'une corrélation entre les tentatives de subordination de la reconnaissance d'autrui à son intérêt privé. Adam Smith, Karl Marx, Marshall Sahlins, par exemple nomment l'échange le vol réciproque, et Sahlins l'appelle réciprocité négative, mais nous verrons bientôt qu'il est nécessaire de corriger cette approximation.

2) Si le donataire se sent obligé de redonner, et le donateur de recevoir le contre-don, le risque est aussi de confondre cette obligation avec la contrainte qu'exerce l'intérêt privé au coeur de l'échange. Marcel Mauss lui-même prête à cette confusion quand il imagine que si le sentiment du premier donateur n'est pas nourri par un contre-don, il se mue en un esprit de vengeance qui signifierait, selon lui, l'âme du donateur. Le don, en réalité, est gracieux, mais il s'inscrit dans une relation de réciprocité qui fait obligation au donateur de donner, au donataire de recevoir et de redonner, et au donateur de recevoir à son tour sous peine que le don n'ait pas de sens et ne puisse donc être entendu comme un geste gracieux. Mauss observe alors la substitution de la vengeance à la réciprocité des dons et l'interprète comme le souci de préserver son être propre, voire son intérêt. Mauss réduit le bien commun des uns et des autres à l'imaginaire des uns ou des autres. Il situe l'origine du bien commun dans l'imaginaire des individus au lieu de le faire naître de leurs relations de réciprocité. Les valeurs sont imaginées constituées avant les relations entres les hommes alors que ce sont ces relations qui sont constituantes de ces valeurs. Le premier donateur s'imaginerait-il être le garant du sentiment d'humanité, et celui-ci lui paraîtrait-il lésé par le non-retour du don ? C'est sans doute le point de vue des indigènes auxquels Mauss se réfère. Le non-retour du don signifie en effet la destruction d'une structure de réciprocité, et traduit le refus du donataire de reconnaître au donateur son accès au titre d'humanité. La vengeance s'interprète aussitôt comme une autre structure de réciprocité, car à une telle violence contre l'humanité du donateur le contre-meurtre donne sens : les protagonistes pourront en effet se reconnaître comme ennemis à défaut de se reconnaître comme amis. La vengeance peut donc être interprétée comme l'intérêt de chacun à être reconnu comme humain (l'intérêt supérieur d'Adam Smith). Mais un tel sentiment d'humanité est aussi un bien commun qui ne se réduit pas à l'imaginaire du premier donateur.

3) Enfin si les dons réciproques tendent à satisfaire les conditions d'existence des uns et des autres, et si l'échange satisfait également les conditions matérielles des uns et des autres, le résultat final semble le même, de sorte qu'un expert de l'économie d'échange, qui mesure et compare entre eux des biens matériels, se dit habilité à réduire la réciprocité à un échange. Que la réciprocité promeuve entre les partenaires un lien social d'amitié, de justice, de responsabilité, de confiance etc. (selon la structure de réciprocité considérée) valeurs qui ne se comptent pas en quantités matérielles, lui semble dès lors relever d'une discipline hors de sa compétence. Il ne s'agit plus ici de confusion entre échange et réciprocité mais d'une réduction de la réciprocité à l'échange qui mutile l'économie de son humanité.

Le principe d'équivalence et le marché de réciprocité

La réciprocité des dons et l'échange vont conduire à des principes de régulation économique différents : l'équivalence de réciprocité et l'équilibre de l'offre et de la demande. Le principe d'équivalence signifie que la production de chacun s'adapte aux besoins de tous. Le partage est la pratique la plus commune pour définir la quantité que chacun doit à chacun. Sur les marchés de réciprocité, le partage cède la place à la réciprocité généralisée, chacun donnant à quelques partenaires alliés et recevant d'autres partenaires. Deux sentiments prévalent dans la réciprocité généralisée : le sentiment de responsabilité et le sentiment de justice.

Comme ce qui se doit et peut se donner à chacun varie selon les communautés, les équivalents de réciprocité varient également, mais les communautés tendent à la réciprocité entre elles, et les équivalents de réciprocité les plus communs deviennent bientôt des références pour le marché : les monnaies de réciprocité. Cependant la valeur se traduit en prestige, et puisque le prestige est proportionnel à la générosité du don, les donateurs les plus prestigieux seraient les plus démunis si le cycle ne se reproduisait sans cesse, les donataires investissant pour redonner davantage. Toute interruption du cycle par l'accumulation privée détruit le système. Dans les communautés de réciprocité, celui qui accumule au détriment de la circulation des dons peut être considéré non seulement comme un voleur mais comme un criminel. On comprend que l'antinomie entre libre échange et réciprocité se solde par la violence ! D'autre part, si les marchés de réciprocité ne sont ouverts qu'aux partenaires qui respectent leurs règles, ils imposent également le respect des valeurs élues par leurs communautés, un choix qui peut apparaître comme une contrainte, surtout lorsque ces valeurs sont exprimées dans un imaginaire exclusif. La monnaie de réciprocité (les cauris africains, les noix de cola...) permet de contourner ces contraintes, car elles peuvent correspondre à des équivalences totalement différentes, mais il importe de souligner la dimension culturelle de ces marchés qui les rend irréductibles les uns aux autres, et qui justifie que leurs relations soient contrôlées par des contrats de nature politique. Sans la reconnaissance explicite de leurs spécificités culturelles, ces marchés se désorganisent au profit du libre échange. Mais en l'absence d'une théorie de la genèse de leurs valeurs, cette justification peut signifier que chacun s'arroge une autorité en fonction de son imaginaire sur l'éthique, une prétention discutable....
Si la communauté paraît une frontière qui ralentit la circulation des marchandises, à l'intérieur du marché de réciprocité, le principe des équivalences assure au contraire une grande fluidité, à l'inverse de la société du libre échange où l'intérêt favorise la circulation générale des marchandises, et les inégalités constituent autant d'obstacles au développement général.

Dans les sociétés non-occidentales, la réciprocité est le ressort le plus important de la circulation et de la production de biens. Le principe d'équivalence domine celui de l'offre et de la demande. Les marchés des Andes sont typiques à cet égard, qui sont parfois divisés en plusieurs quartiers où se pratiquent dans l'un troc et échange monétaire, dans l'autre don et réciprocité, ce qu'illustre bien le fait qu'un marchand doit même changer de costume lorsqu'il change de quartier, ici, vêtu à l'occidentale pour l'échange, et là de son poncho traditionnel pour la réciprocité...  
Où se pratique la réciprocité, celui qui offre sa production prend soin d'indiquer l'équivalence, puis ajoute une part de don (la yapa). Le don est proportionnel à l'importance de la transaction et à la qualité du client. Ce dernier nomme aussitôt son partenaire casero ou casera (membre de la maison, familier). Que l'on aille à présent en Afrique, et l'on constate la même chose, y compris lorsque la transaction est effectuée par des populations qui ne font métier que du commerce, comme les Dioula chez qui le don d'amabilité s'appelle condo. La prestation est l'occasion de longues discussions (la palabre) qui tournent tout autant autour du prix de la chose que de l'estime réciproque que les contractants sont en train de nouer. Et si le don est parcimonieux, l'acquéreur se plaint de ne pas être aimé. Sur les côtes africaines où le marché doit se confronter avec le libre échange, le don devient symbolique, mais signifie davantage le regret de ne pouvoir s'inscrire dans la logique de la réciprocité qu'une invite à l'échange. Même sur les marchés occidentaux où le libre échange s'impose et la concurrence fait loi, le don d'amabilité témoigne souvent qu'il est aussi important pour le commerçant d'avoir des relations d'amitié avec ses clients que de satisfaire son intérêt monétaire.
Que les marchés de réciprocité n'aient pas la même finalité que les bourses d'échange se voit aisément : sur les premiers, les producteurs, commerçants et clients, se présentent les uns aux autres, et nouent entre eux des relations souvent festives : au marché de Ouagadougou, la fête est perpétuelle, chaque quartier l'organisant à son tour. Les hommes et les femmes se montrent et pour cela se parent, parfois de façon magnifique, car ils ont le sentiment de mettre en jeu leur dignité et leurs valeurs morales. Sur les marchés africains, les jeunes femmes vont au marché pour «se montrer». Et sur les marchés andins les plus âgées y vont pour «tenir leur rang». Sur les bourses d'échange, au contraire, seules comptent aujourd'hui les tractations monétaires, et les hommes n'apparaissent pas ou le moins possible, tout lien social étant considéré comme une entrave à la fluidité des spéculations financières.

L'articulation du don et de l'échange : le quiproquo historique

La nuance du don d'amabilité est-elle importante? Que veut indiquer un tel don s'il ne remet que très légèrement en cause l'égalité matérielle aussi bien réalisée par l'échange que par la réciprocité ?
Si dans l'économie d'échange, l'enjeu est de vendre, le plus cher possible, pour autant que le permet la concurrence, une production obtenue au moindre coût, et si dans la réciprocité, chacun tente de mettre la production la plus qualifiée à la portée d'autrui, la structure de prix engendrée par ces deux motivations est l'inverse l'une de l'autre, ce que tente de signifier le don d'amabilité.

Mais la concurrence ne joue-t-elle pas de façon à faire baisser les prix, et l'échange, pourvu qu'il soit concurrentiel, n'a-t-il donc pas le même résultat que la réciprocité des dons ?
On s'aperçoit que le résultat n'est pas identique lorsque les deux systèmes sont articulés l'un sur l'autre car les deux motivations de l'appropriation privée et du don s'ajoutent pour transférer les biens matériels en faveur de l'échangiste au détriment du donateur.

La notion d'échange inégal invoquée dans le cadre d'une analyse marxiste traditionnelle pour expliquer le transfert de la valeur au bénéfice des Occidentaux, serait sans doute tout à fait pertinente si tous les producteurs travaillaient pour l'échange, mais se révèle en partie au moins inadéquate dès lors que certains d'entre eux produisent pour la réciprocité. Dans l'échange inégal, le plus favorisé s'enrichit au détriment du moins favorisé contre la volonté de ce dernier. Au contraire, le donateur contribue volontairement à l'enrichissement de l'échangiste tant qu'il le considère comme un autre donateur. C'est ce que j'ai appelé le quiproquo historique, qui semble être un moteur très puissant de ce que l'on appelle le sous-développement....

La critique classique soutient que le donateur est en réalité contraint par l'échangiste.

La reconnaissance sociale et le prix juste

Sur le haut plateau des Andes on raconte l'histoire d'une jeune fille qui portait ses oeufs au marché local. Ses caseros les revendaient à la capitale. A la suggestion que lui fit un économiste occidental de tout vendre directement à bien meilleur prix à une entreprise commerciale de la capitale, elle répondit : « Voulez-vous que personne ne me reconnaisse ?» La raison de la réciprocité apparaît clairement : elle crée les valeurs éthiques d'où émerge le sujet de chacun comme humanité. Au premier rang des valeurs produites, la reconnaissance sociale mais aussi l'amitié : on citera ces femmes du Sénégal qui vendent sur le marché le poisson pêché par les hommes. Comme l'une d'entre elles bénéficiait de la pêche de nombreux fils, et se trouvait avantagée, des économistes européens lui firent remarquer qu'elle pourrait investir aisément dans un bateau de plus gros tonnage, ce à quoi elle répondit qu'elle mettrait ainsi les autres pêcheurs en difficulté et qu'elle perdrait ses amis. C'est une réponse que l'on entend souvent sur les marchés de réciprocité.
Au premier rang des valeurs produites par la réciprocité, on doit cependant mettre le sentiment de justice : dans les manifestations populaires contre la pauvreté dans les Andes, on remarque cette exigence : «nous voulons un juste prix». Le prix juste ne fait allusion à aucune revendication de salaire vis-à-vis du patronat ou de l'Etat. Le prix juste est le prix que l'on peut consentir du produit nécessaire, et non le prix imposé par celui qui est en position de force. Il est donc déterminé par le principe d'équivalence et non par l'équilibre de l'offre et de la demande. La revendication du prix juste est celle d'une réciprocité généralisée.

Néanmoins, la recherche du prix juste se heurte aujourd'hui à un paradoxe. L'efficience de la technique mise au service du système capitaliste par la science, et l'efficience de l'accumulation du capital conduisent à ce que le prix de revient d'une production motivée par le profit soit inférieur au prix de revient d'une production identique dans un système de réciprocité, et ce paradoxe décourage la production pour le don. L'enjeu de l'économie de réciprocité est alors d'affirmer la nécessité des valeurs éthiques universelles et de négocier une interface entre les deux marchés, une interface entre les territorialités respectives de l'échange et de la réciprocité, en fonction des valeurs que la société désire produire.

 

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